HOMMAGE DE MANUEL TARDITS

 

© FFJS -  Fonds Claire Gallian, Kyoto.

  Il y a près de 15 ans déjà, Claire nous quittait ! Ces photos ne compensent pas cette absence. Si elles rappelleront à certains une part de sa vie, le but de ce fonds est autre. Souhaitons que ce florilège, né d’une passion japonaise, puisse servir à d’autres amoureux de ce pays. Ces instants, les instants de Claire ressurgissent grâce à ses amis et anciens collègues de la Fondation, même si nous ne faisons que la deviner derrière son appareil. Que les instantanés qui suivent nous fasse revivre celle qui le tenait, celle grâce à qui nous disposons de ce fonds.

 

  Instantané un. Automne 1985. Claire est assise à la terrasse vitrée d’un café près de la rue Saint-Anne dans le quartier de l’Opéra. C’est notre première rencontre. Elle a choisi l’endroit par commodité et empathie ; central et aussi japonais que possible à Paris. Ayant obtenu une bourse du Monbushô je m’apprête à partir au Japon et recherche les conseils des architectes qui m’y ont précédé. Claire, que je ne connais pas encore, et à qui j’ai écrit au Japon quelques semaines auparavant, est de passage en France et s’apprête à rentrer. Généreuse de son temps pourtant compté, ayant sans doute éprouvé ce même sentiment d’inquiétude mêlé d’excitation avant un premier départ, elle me prodigue de simples conseils de bon sens ; il s’agit surtout, comme elle le sait, de rassurer. Elle habite alors Kyoto, au Japon depuis 1979 une éternité pour celui qui part pour Tokyo dans quelques jours.

 

  Instantané deux. Automne 1986. Augustin Berque, alors directeur de la Maison franco-japonaise, prépare un colloque franco-japonais sur la notion d’urbanité dans les deux pays. Faisant montre d’une remarquable ouverture d’esprit, il a lancé un appel à tous les jeunes chercheurs ou étudiants francophones présents au Japon des disciplines concernées par les études sur la ville. Claire, qui achève un doctorat à l’université de Kyoto, participe aux réunions mensuelles à la Maison franco-japonaise à Ochanomizu, avec les gens venus du Kansaï. Chaque mois, chacun présente lors d’un tour de table le thème et l’état de son travail. Celui de Claire est très ethnographique dans son esprit. Elle s’intéresse aux gens et à leurs pratiques.

 

  Instantané trois. Eté 1988. Claire habite une petite maison en bois le long d’une rivière au nord-est de Kyoto. Elle reste une aînée mais notre relation s’est muée en amitié. En visite pour trois jours dans cette ville, elle m’a proposé de dormir chez elle. Sa vieille demeure est toute de guingois, auberge des courants d’air, ce qui est un avantage lors du lourd été. La cuisine-entrée au sol en terre est une glacière en hiver, une aire fraîche en été. Petite et contiguë, la pièce principale en tatami sert aussi au fil des heures de chambre d’amis. Elle est remplie d’objets du Japon, de France et des Antilles où ses parents habitent sur un voilier. Cette famille a le sens du voyage. Assis, nous sirotons du thé, grignotons des sembé. Elle parle des petites gens du voisinage, vieux et vieilles, qui enjolivent l’espace public de la ruelle de tout un carambolage de pots de fleurs. Toujours cet amour de l’appropriation de l’espace public par le jeu des petits gestes ; toujours cet humanisme du quotidien. 

 

  Instantané quatre. Printemps 1989. Claire a quitté Kyoto pour Tokyo où elle enseigne l’urbanisme à l’Institut Technologique de Tokyo (Tôkôdai comme on dit ici). Elle a réussi à intéresser la revue « Process Architecture » en lui proposant un numéro spécial « Métropolis Paris 2000 », profitant de l’intérêt suscité au Japon par les Grands Projets du président (Mitterrand en l’occurrence). Toutefois notre but est de les resituer dans le contexte physique, légal et planificateur parisien. Donner comme toujours pour elle, un sens aux formes. Nous sommes quatre architectes à parité : deux Japonais, Kawabe Tetsuo, qui est parisien à l’époque, Iwaoka Tatsuo et deux Français, elle et moi. Le lieu ultime de nos réunions est son bureau à l’université. Claire s’y montre d’une méticulosité qui confine à l’obsession dans la préparation des documents. Elle a raison même si nous sommes tous fatigués. La dernière nuit est blanche, il faut envoyer le dossier aujourd’hui même. Au petit matin, Claire reste dans son « labo » pour finaliser l’envoi, tandis que Tatsuo et moi-même nous dirigeons dans la fraîcheur de l’aube (cette impression fugace, je ne saurais trop dire pourquoi, m’a vraiment marqué) vers la gare de Midorigaoka. Chacun rentre chez lui. Le numéro sera une réussite.

 

  Instantané cinq. 1992. Pour être honnête, l’année et le mois précis m’échappent. Claire est rentrée en France où elle est devenue directrice de la Fondation franco-japonaise Sasakawa. Son profil social a changé, la personne non. Enthousiaste, elle tient absolument à me montrer les nouveaux locaux redessinés avec talent par Naruse, un architecte japonais installé en France. Très fière du lieu, de la précision et de l’esthétique calme de l’intérieur en bois blond, elle le voit aussi comme un outil de travail. La beauté ne saurait nuire à l’utilité. Elle est une des premières à m’inviter vers 1996 à y faire une conférence en France. Ce lieu si parisien est un peu à l’image de l’intéressée, sobre et convivial. On y sent le Japon mais heureusement sans les excès du japonisme.

 

  Instantané six. 2004. Le mois et l’année ont peu d’importance. Depuis l’hiver 2000 et jusqu’au printemps 2006 je travaille à la construction de l’hôpital de la Fondation Cognacq-Jay dans le 15ème arrondissement et viens presqu’une fois par mois à Paris. Tout le calendrier se répète un peu, d’où ma confusion, seules les saisons se succèdent en accéléré. Claire habite dans une jolie maison en pierre meulière à Issy-les-Moulineaux. Je viens souvent la voir à la Fondation ou chez elle. Le temps lui manque ; sa vie, son esprit sont remplis par les projets collaboratifs et sa fille Flora (pour ma part elle gardera toujours Saki, son prénom japonais). Celle-ci est le grand don et l’inquiétude de ses dernières années, bien que nous ne nous en doutions pas encore... Exigeante envers les autres, elle l’est tout autant envers elle-même. « Ma grande sœur », se plaint toujours de toutes ses contraintes ; je crois pourtant qu’elle les aime, en est heureuse. Elle se sent impliquée dans la cause des échanges culturels qu’elle a épousée avec sa modestie, son honnêteté intellectuelle et sa rigueur habituelles.

 

  Instantané sept. Automne 2008. Je suis de passage à Paris. Claire est hospitalisée et ne peut pas me voir. Je lui téléphone ce vendredi soir, veille de mon départ ; elle décroche depuis sa chambre. La conversation est courte, sa voix faible, marquée par la fatigue (la résignation ?). « Je te rappelle demain juste avant mon vol. » Les sonneries restent sans réponse. A mon arrivée à Tokyo je rallume mon portable. Un court texto s’affiche de notre ami commun des années Japon, Marc Dilet…

 

  Instantané huit. Automne 2017. Eric Mollet, qui a succédé à Claire, m’écrit pour me parler d’un projet de fonds photographique. Belle et généreuse idée qui remue bien des souvenirs. Lors d’un déplacement à Paris, je passe à sa demande à la Fondation pour donner mon avis amical sur le bien-fondé de cette idée. Il s’agit de regarder les centaines de clichés déjà regroupés par thèmes, et surtout de s’assurer que notre amitié ne nous leurre pas, que les photos de Claire, par un respect exigeant pour elle, méritent plus que notre émotivité. Voilà, c’est fait, j’ai parcouru les planches que d’autres devront trier et organiser avec plus de rigueur ; je partage entièrement l’initiative de prolonger Claire en la mettant à nouveau au service des autres. Toutes ses qualités sont présentes : précision, compréhension de l’architecture, intérêt pour le détail humain se retrouvent dans ses clichés. L’outil est là à portée de main si je puis dire. Souhaitons qu’il en aide d’autres à s’embarquer pour le Cythère de Claire que fut le Japon.

 

Je sors et m’assois place Alphonse Deville au pied de la Fondation.

 

 

Paris à une morte

 

Au bord du Lutétia

Le triangle d’une place face

Aux Sciences de l’homme

Où tu avais enfin ta place

 

On m’a fait

Trier tes albums photos

Pour draguer de cette eau

Tes jeunes reflets

 

Tu avais 40 ans alors

Moi 60 depuis lors

Assis sur ce banc

Au bord de tes instants

 

 

© FFJS -  Fonds Claire Gallian, Kyoto.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le fonds, machiya et nôka, dans sa beauté utile, est maintenant disponible. Otsukaresama deshita お疲れ様でした。

 

Manuel Tardits, Tokyo, juin 2022